Mohammed Said Karrouk: A elle seule, la volonté ne suffit pas pour lutter contre le réchauffement climatique

29/04/2021

Climatologue et professeur universitaire

Le nucléaire serait même plus dangereux que le réchauffement climatique
Libé : On a toujours l’impression de s’y prendre à contretemps quand il s’agit du réchauffement climatique Mohammed Said Karrouk: Le réchauffement climatique, les chercheurs en parlent depuis les années 80, et même bien avant. Mais c’est à partir de la fin des années 80 qu’a émergé une sorte de prise de conscience de la part de quelques-unes des grandes puissances mondiales. Ça a commencé en particulier par l’armée américaine qui a pris au sérieux les scientifiques. A partir de 1992, au sommet de la Terre, le sujet est devenu capital, au moins sur le plan politique.

Alors comment expliquer que l’humanité a toujours un coup de retard ?
Le gros problème est que la réchauffement climatique est un problème planétaire, et la solution n’est pas évidente. Elle passe d’abord par la diminution des émissions des gaz à effet de serre. Mais la volonté ne suffit pas. Il faut aussi en avoir la possibilité. Par exemple, pour la première fois dans le monde, le gouvernement français sous la présidence de Macron, a imposé des taxes sur le carburant. Ça a résulté sur des mouvements de contestation et notamment “les gilets jaunes”. L’ensemble du pays a été perturbé. Et si la France a eu la possibilité d’instaurer une telle mesure, c’est aussi parce qu’elle a les moyens en termes de transport en commun. Mais la conséquence, c’est que sur les plans social, politique et relationnel, il y a eu énormément de perturbations. Alors, que se passera-t-il si une telle mesure est instaurée aux Etats-Unis, un pays complètement dépendant du pétrole et du charbon ? ou encore en Chine ? Donc, il faut non seulement avoir la volonté politique, mais aussi la possibilité pécuniaire, financière et logistique d’insuffler le changement. Et en parallèle, on ne peut pas demander aux pays pauvres ou sous-développés de prendre de telles mesures, parce qu’ils n’ont pas les moyens de le faire. En revanche, ils sont plus vulnérables aux événements climatiques extrêmes. D’où l’intérêt du fameux fonds vert pour le climat, pour les aider à s’adapter aux changements climatiques.

Il est donc logique que les pays sous-développés aient du mal à se sentir concernés et surtout impliqués dans le combat contre le réchauffement climatique
Généralement, la pauvreté va de pair avec l’ignorance. Dans ces pays, il n’y a pas beaucoup de conscience environnementale. Certes, il existe des pays pauvres dont la population est cultivée, mais on ne peut pas leur demander de faire attention à ce qu’ils brûlent où à ce qu’ils consomment, parce qu’ils cherchent d’abord à survivre. La pauvreté empêche le développement et la prise de décisions correctes.

Le nucléaire peut-il se substituer à terme au pétrole et au charbon ?
Le nucléaire ne peut pas être la solution à tout. Il peut produire de l’électricité et une énergie qui fait tourner des moteurs. Mais c’est une source d’énergie dangereuse. De plus, elle demande une technologie très avancée et pointue. Sans parler des risques encourus comme en témoignent les tragédies de Tchernobyl et Fukushima. Le nucléaire est peut-être même plus dangereux que le réchauffement climatique. Sans oublier que les ressources pour l’énergie nucléaire ne sont pas disponibles partout, et ne sont pas gratuites non plus. L’uranium, par exemple, n’est pas inépuisable. Donc, le nucléaire est réservé à certains pays.

Depuis le rapport du GIEC en 2007, on a dit que l’année 2020 serait une année charnière
Pour le GIEC, l’année 2020 devait coïncider avec beaucoup d’événements sur le plan scientifique. Il était prévisible qu’il serait difficile de trouver une alternative au pétrole et au charbon, parce que la technologie n’évolue pas rapidement car les scientifiques ne sont pas considérés à leur juste valeur. En tout cas, les projections du rapport du GIEC se sont réalisées les températures ont augmenté, et le cycle de l’eau a été perturbé à un niveau très important, jamais connu auparavant. Par contre, la pandémie n’a pas été prévue. Elle a créé une rupture avec les prévisions. Mais cette rupture n’a pas été conséquente. Les gaz à effet de serre ont diminué de 1 à 2%, mais ceux dans l’atmosphère n’ont pas disparu. Une diminution minime imputable au transport international de marchandises qui s’est poursuivi même pendant le confinement. On ne pouvait pas s’en passer, parce qu’il est lié aux sécurités alimentaire, industrielle et commerciale. Une collègue qui travaille pour le Conseil du climat de France, également professeur à l’université d’East Anglia, en Angleterre, a présenté des données très détaillées sur le sujet. Au mois de juin 2020, l’émission des gaz à effet de serre ne s’est pas totalement arrêtée contrairement au kérosène utilisé dans les vols commerciaux.

En tant que scientifique, comment voyez-vous votre rôle ?
Vous êtes plus dans la recommandation ou le diagnostic ? Je suis dans le diagnostic naturel. Et, en tant que géographe, dans le diagnostic relationnel entre la nature et l’Homme. On a aussi l’obligation de faire des recommandations. Alors maintenant, à qui on va faire ces recommandations ? Elles servent à quoi ? Ça, c’est une autre question. Parce que, oui, je vous dis sérieusement que, de toute ma vie au Maroc, personne, aucun responsable étatique n’a demandé mon avis sur une question, sur une décision à prendre. Par contre, cet avis a été sollicité ailleurs. C’est malheureux et gênant. Car ce constat représente une menace pour l’avenir de la recherche scientifique.

Comment expliquer cette situation ?
Les décideurs nous considèrent comme étant des perturbateurs car ils pensent qu’on les critique. Or, on ne les critique pas, on les conseille. Et le conseil scientifique est très coûteux, très important. Parce que la science devance de loin la réalité du gouvernement. Et c’est ça le rôle d’un scientifique. Un scientifique doit dépasser son temps. Sinon, c’est Monsieur Tout le Monde. C’est pour cela que former les jeunes implique de les préparer pour le futur, pas pour aujourd’hui. Sinon, on risque d’être face à un problème de cohérence entre ce qu’on enseigne à nos étudiants et la réalité à laquelle ils seront confrontés.
Propos recueillis par
Chady Chaabi


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