Emmanuel Dupuy : Pedro Sanchez avait tout intérêt à internationaliser l’ embrouille avec le Maroc pour masquer ses propres erreurs

02/07/2021

Emmanuel Dupuy est président de l'IPSE (Institut prospective et sécurité en Europe). Spécialiste des questions de sécurité européenne et de relations internationales, il a notamment été conseiller politique auprès des forces françaises en Afghanistan.
Dans cet entretien, il nous livre ses impressions sur la crise entre Rabat et Madrid et sur les relations entre l’Europe et l’Afrique.

La crise entre le Maroc et l’Espagne est-elle bénéfique pour les relations franco-marocaines ?
Je ne suis pas certain qu'elle soit aussi bénéfique que ça. La France et le Maroc sont des partenaires importants. La montée en puissance de la coopération bilatérale entre l'Espagne et le Maroc  s'est faite évidemment aux dépens de la France.

Le partenariat entre le Maroc et l'Espagne c'est 12 milliards d’euros (132 milliards de dirhams), la France n'est que deuxième, avec 9,92 milliards d'euros en 2020 (107 milliards de dirhams). Je dirais donc qu'il y a pour ces trois partenaires une nécessité de s’entendre,  évidemment de manière bilatérale mais aussi entre eux. En effet, les agendas qui sont les leurs, en matière de lutte contre le terrorisme, de coopération sur le plan migratoire,  de coopération économique et d’agenda africain sont évidemment marqués par ces convergences.

Donc, évidemment la brouille entre l'Espagne et le Maroc n'arrange personne et encore moins la France, c'est peut-être pour ça qu'il faut percevoir la volonté de la part du président Macron par le biais de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian de proposer une médiation entre  Nasser Bourita et  Gonzalez Laya pour qu’ils puissent se parler sans s'invectiver. 

Je  crains que ce soit un peu difficile dans le contexte actuel, mais en tout cas, c'est une réalité qui fait que la France est évidemment très embêtée… Elle est d'autant plus embêtée, que cette crise succède à d'autres crises, comme celle entre le Maroc et l'Allemagne.

Comment analysez-vous la position du Parlement européen qui a mis le nez dans une affaire bilatérale entre Rabat et Madrid ?
Ce n’est pas le Parlement européen dans son ensemble mais une partie des parlementaires européens qui ont voté une résolution portée par certains partis politiques européens et pas par tous. Il faut saluer ceux qui ont voté contre et ceux qui se sont offusqués de cet agenda qui, effectivement, prend un peu en otage la relation entre le Maroc et l’Espagne.

Pedro Sanchez  avait tout intérêt à  internationaliser l'embrouille pour masquer ses propres erreurs ou essayer de maquiller ce qui apparaît comme une faute diplomatique, à savoir l'invitation le 17 avril dernier de Brahim Ghali en catimini ou en tout cas en dehors de tout protocole. Le Parlement européen s'est un peu invité dans  cet agenda mais après tout, ce n'est pas la première fois qu’il y a eu cette européanisation de l’agenda.

On a bien sûr en tête les critiques, comme cela avait été formulé par Elva  Johansson,  la Commissaire suédoise aux affaires intérieures, ou son collègue grec, Margaritis Scinas, vice-président  chargé de la protection du mode de vie européen qui avaient critiqué la manière avec laquelle les autorités marocaines avaient géré la question  migratoire.  Entre-temps, quand on peut critiquer l'européanisation à des fins politiques, il faut aussi se réjouir quand l'Union européenne salue la position marocaine. J’ai à l’esprit la déclaration du Commissaire chargé du voisinage  qui a salué la décision de S.M le Roi Mohammed VI  consistant à  réadmettre des mineurs non accompagnés en situation irrégulière. Cela a  été unanimement salué par l’UE. Il faut s'offusquer quand il y a une européanisation à vocation politique pour essayer de noyer le poisson, mais il faut se féliciter quand l’UE  reconnaît le rôle important joué par le Maroc dans la question migratoire. Avec là aussi une sorte de hiatus ou une sorte de différence d’appréciations : l'Union européenne ne contribue qu’à 20% du coût réel assumé par le Maroc dans la lutte contre l'immigration,  300 millions d'euros, alors qu’on sait que cette somme avoisine plutôt 1 milliard à 1, 2 milliard d’euros.
 
Comment analysez-vous la situation relative à l'actualité au Mali ? 
La  situation au Sahel est simple.  Premièrement, l'opération Barkhane n'est pas une opération qui va  se terminer tout de suite, c'est une opération qui va évoluer. Ce n'est pas du jour au lendemain que les soldats français vont quitter le territoire malien, c’est une évolution qui est dans l'ordre des choses. 

Lors du sommet de  Pot en janvier 2020, du sommet de Nouakchott en juillet 2020, puis celui de N’djamena en février 2021, les  pays du G5 Sahel étaient persuadés et convaincus du fait qu'il faut  évoluer vers une résolution de la question sécuritaire et  vers une inter opérabilité entre eux. Le Maroc et  l'Algérie évidemment en faisaient partie sans oublier le Sénégal.

Est-ce que l'Europe a mis en place des outils pour dynamiser la coopération économique entre l'Europe et l'Afrique ?
Elle a mis en place tous les éléments en faveur de cette opération, encore faudrait-il que l'on parle d'une Europe unitaire ou unifiée, en prenant en compte l'importance de la relation trans-méditerranéenne entre le continent africain et le continent européen. Dit autrement, il y a sans doute des évolutions plus méridionales, méditerranéennes et africaines, depuis la présidence portugaise, qui a commencé en décembre dernier et qui se terminera en juillet avec une dimension méditerranéenne peut-être moins africaine mais néanmoins méditerranéenne. Cela réoriente l'Union européenne vers son sud au moment où la Slovénie a pris la présidence le 1er juillet 2021. La perspective de la présidence française de l'Union européenne au premier semestre 2022  va correspondre à un alignement des planètes. Elles s'alignent d'une certaine manière avec la présidence de l'Union africaine assumée par Macky Sall en même temps que le président Macron sera président de l'Union européenne. Donc, on aura là une configuration favorable : la transversale Europe/ Afrique, l’importance de la Méditerannée, l'importance de l'Afrique et de l'Europe du Sud.  S’ajoute à cela l'importance de la considération de l'Europe latine vis-à-vis de son sud donc du Nord et de l'ouest du continent africain qui trouvera un écho avec la présidence du président Macky Sall, avec là aussi une conjonction des astres et la mise en place effective de  la zone de libre-échange continentale africaine.  Cette mise en place est balbutiante mais elle commencera néanmoins par une monnaie commune sur l'ensemble des pays de l’ouest, des pays de la zone économique monétaire ouest-africaine,  (CEDEAO). C’est un agenda très méridional, mais vous avez raison de rappeler qu’il y a encore un hiatus simple, 30% des exportations africaines vont  vers l'Union européenne alors que seulement 3%  descendent de l'Union européenne vers l'Union africaine. Ce sont  ce hiatus et  cette asymétrie qu'il faut impérativement essayer  de corriger en les équilibrant avec la mise en place d'une logique  qui devrait davantage considérer le fait que la Méditerranée est une passerelle,  une opportunité; elle ne doit absolument pas être un mur infranchissable, pour  les biens, les marchandises tout comme pour les hommes.

Ma dernière question portera sur la proximité dans les relations entre la France et le Maroc . Pourront-ils dynamiser cette coopération économique Europe / Afrique à votre avis ?
Oui, parce que la France a besoin d'avoir des états pivots, des états sur lesquels s'appuyer pour pouvoir justement s’ouvrir sur les marchés africains. Alors, il y en a plusieurs, la Tunisie joue aussi ce rôle, l'Algérie après tout ambitionne de le jouer malgré  une situation  économique quand même un peu perturbée par la crise sanitaire bien sûr, la chute vertigineuse ou le « yoyo » des prix des carburants et puis bien évidemment par les carences démocratiques. On en a encore une confirmation avec le très faible taux de participation aux élections législatives anticipées. Oui, bien sûr, le Maroc a tout pour être un pivot, un hub, qui  permettrait un point d’appui le long des 3.500 kilomètres de côtes de l'Europe vers l'Afrique, de l'ouest de la Méditerranée à l'Atlantique sud. Il faut tenir compte d'un axe vertueux qui permet aux entreprises, aux hommes, aux stratégies ou à la philosophie européenne de concevoir que c'est vraisemblablement en Afrique de l'ouest que ses partenaires les plus fidèles se trouvent. Il y a une convergence d'intérêts entre les pays africains de la CEDEAO et leur voisinage. La Mauritanie a vocation à revenir dans la CEDEAO, le Maroc a fort justement sollicité son adhésion à la CEDEAO, cela remonte à juin 2017 mais ça reste encore d'actualité. Et même  un pays comme la Tunisie brigue le statut dont jouit actuellement le Maroc, celui de  membre observateur de la CEDEAO. Oui bien sûr la France a tout intérêt à être beaucoup plus active, beaucoup plus résiliente, et beaucoup plus dynamique en s'appuyant sur le Maroc pour une raison évidente. La stabilité et la force des entreprises françaises au Maroc sont aussi une réalité qu'il faut avoir à l'esprit. Près de 950 entreprises françaises  travaillent  et sont localisées au Maroc, plus de 100.000 emplois directs sont issus donc de l'implantation française. C'est peu ou prou  notre dispositif en Afrique. Je reprécise les choses : il y a 950 entreprises françaises au Maroc et  1100 entreprises françaises sur tout le continent. On voit bien que le Maroc offre un  très bon tremplin  grâce à la solidité de son secteur bancaire et de son secteur d'assurance. Les liens de stabilité et la garantie financière qu'offre la place financière de Casablanca visent à accélérer la transformation économique du Maroc, avec la mise en place logique en matière donc de capitalisation boursière. Le continent africain doit renforcer le marché des capitaux, de ce point de vue, la place financière de Casablanca est sans doute la plus sûre de l'ensemble du continent africain.

Propos recueillis par Youssef Lahlali


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