Delphine Perrin: La manipulation de la question migratoire par le personnel politique transcende les clivages droite / gauche. Cela tient à une xénophobie des élites françaises et européennes

24/11/2021

Delphine Perrin est juriste, politiste chargée de recherche à l’IRD. Diplômée de l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence et docteur en droit public, Delphine Perrin travaille sur les dynamiques juridiques liées à la migration de l’Europe au Sahel, en particulier dans les pays du Maghreb (Libye, Algérie, Tunisie, Maroc, Mauritanie) et au Niger. L’objectif de ses recherches est de déterminer et de comprendre les divers facteurs et acteurs qui interagissent dans la création de droit et influencent les options juridiques. Ce travail comparé sur les «forces créatrices du droit» associe l’approche juridique à d’autres sciences sociales (sociologie, anthropologie, science politique, géographie) pour appréhender l’évolution du droit à travers la multiplicité de ses sources, de ses relais et de ses formes d’appropriation. Il amène notamment à s’interroger sur les vecteurs de mobilité des normes et des valeurs par-delà les frontières étatiques et culturelles, sur la formation du pouvoir de créer et diffuser de la norme, sur les processus d’appropriation nationale de normes de source externe, ou encore sur le rôle des sociétés de la région dans la diffusion et la consolidation du droit à l’échelle globale. Interview.

Libé : Depuis les années 1980, l'immigration occupe le premier plan de l'actualité et devient un enjeu majeur de politique intérieure. Comment donc cette thématique s’est-elle incrustée durablement dans les campagnes électorales et s’est-elle banalisée ?
Delphine Perrin :
Dans les années 1980, l’immigration était présente dans le débat public au travers de la question de « l’intégration » des descendants d’immigrés – une question qui demeure constante car encore présente aujourd’hui, en lien avec des problématiques et des préjugés qui s’installent sur les« banlieues», l’islam, les fraudes aux aides sociales, l’insécurité, etc.
Il me semble que l’évolution du débat dans les années 1990 peut être replacée dans un contexte européen et mondial, dans lequel le repli identitaire fait écho à la mondialisation en développement. En France, c’est le début du thème des « faux demandeurs d’asile », concomitamment de politiques migratoires plus restrictives (notamment avec l’extension des visas). L’essor de l’immigration irrégulière du fait des restrictions des politiques migratoires nourrit l’utilisation de la question migratoire dans le débat public (on peut ainsi cibler «l’immigré irrégulier », le « clandestin »). A l’échelle européenne, l’harmonisation des politiques d’immigration et d’asile conduit à ce qui sera dénoncé comme l’ « Europe forteresse ». C’est donc aussi à cette échelle que se constate l’évolution du rapport à l’autre.
Dans les années 1990 / 2000, on observe dans un contexte français / européen / mondial une montée des peurs vis-à-vis de menaces diffuses dans lequel la migration (donc le rapport à l’étranger et à l’identité) est présentée comme un élément, voire une source de ces menaces. Le personnel politique qui s’empare de la question de la migration touche facilement les points sensibles des Français en jouant sur leurs peurs : peur du déclassement social/économique, peur de la dérégulation économique et de la mondialisation qui contribue au déclin de l’Etat Providence, peur des violences (délinquantes ou terroristes), peur du changement et de la perte des repères, etc.

Libé : Si le Front national, a été, pendant longtemps, la principale formation politique à adopter cette thématique comme son fonds de commerce, comment la droite et la gauche, dans certaines mesures, ont-elles traité cette question ?
Dans les discours politiques de l’extrême droite, de la droite, mais aussi de la gauche (lorsqu’elle est au gouvernement), l’étranger ou le descendant d’immigrés est associé à ces peurs. C’est très visible sous Sarkozy qui crée le ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Co-développement en 2007 (qui doit s’occuper aussi bien de la lutte contre la fraude documentaire des étrangers que du rayonnement de la France et de la francophonie). Mais c’est pendant la présidence Hollande qu’il est proposé de modifier la Constitution pour déchoir les Français (y compris d’origine) de leur nationalité française en cas d’implication terroriste – stigmatisant ainsi les binationaux. Dès 2004 (sous Chirac), la loi interdisant le port de signes ostentatoires religieux à l’école, qui ciblait évidemment le voile, jouait sur la stigmatisation des musulmans en les associant à une peur (de terrorisme ? de perte d’identité ?). Sous Macron, la loi« confortant le respect des principes de la République » contribue à stigmatiser les musulmans, à les associer à diverses menaces et a été l’occasion pour le Sénat de réclamer l’interdiction du port du voile pour les mères accompagnant des sorties scolaires.
La figure de l’altérité mobilisée principalement comme anxiogène est celle du musulman, supposé extérieur à l’identité et aux valeurs françaises (et les menaçant), et régulièrement associé explicitement ou implicitement aux questions migratoires. Ceci pour dire que la manipulation de la question migratoire parle personnel politique transcende les clivages droite / gauche. Pour J.Valluy (voir son article ici : https://journals.openedition.org/conflits/10293), cela tient à une xénophobie des élites françaises et européennes :
C’est (en parlant de la loi de 2007 – mais cela vaut encore aujourd’hui) « le reflet d’un phénomène plus profond, la cristallisation institutionnelle d’une culture politique façonnée par des décennies de xénophobie élitaire, notamment technocratique, mais aussi politicienne voire intellectuelle, qui construit comme une évidence le caractère problématique de la présence étrangère ».

Libé : Plusieurs enquêtes publiées ces dernières années dévoilent qu’une majorité de Français souhaite réguler davantage les flux d’arrivants. «L’immigration n’est pas une chance pour la France», estiment ainsi 63% des personnes interrogées par l'Ifop en janvier 2020. L’actualité internationale, la crise afghane ou les récentes tensions avec l'Algérie, ont également remis la question au cœur du débat. L’immigration est-elle « un vrai débat » ou « une fausse question » ?
Le personnel politique (notamment le gouvernement actuel) invoque l’opinion publique française (« les Français ») pour justifier les mesures contre les étrangers / immigrés / musulmans / migrants, etc. Ceci est constamment étayé par les médias et les sondages d’opinion qui, récemment encore, mettent en avant les craintes des Français face à l’immigration ou aux musulmans. Il me semble au contraire que l’opinion publique est forgée, façonnée par l’omniprésence de la question de l’altérité et son association à divers problèmes dans les discours des politiques et des médias.
On observe, de manière assez banale, que les débats et positions politiques sur l’altérité/identité (l’immigration, le voile, le séparatisme) supplantent largement, en faisant diversion, les débats plus nécessaires sur la réduction des inégalités, la lutte contre la pauvreté et le chômage. Ils permettent aussi, de manière tout aussi banale, de désigner un bouc émissaire aux maux et inquiétudes des Français. C’est dans cette veine que la lutte contre les fraudes aux aides sociales est régulièrement mise en avant (en ciblant implicitement les familles immigrées) et qu’il est apparu comme une priorité actuelle de réduire les allocations des chômeurs – même si les gains attendus sont minimes, en comparaison avec l’évasion fiscale par exemple.
Ces discours, ces images imprègnent effectivement l’opinion publique, dans un contexte actuel d’angoisses encore plus fortes, surtout sur le pouvoir d’achat, sur le déclassement et sur l’avenir. Il est éclairant de comparer le nombre de colères exprimées qui n’ont rien à voir avec l’immigration (les Gilets jaunes, les mouvements des infirmières, les grèves des enseignants, les manifestations contre le pass sanitaire, les revendications pour l’environnement, etc) et la place prise par l’immigration dans les discours politiques et les programmes médiatiques.
Plus que d’immigration, c’est bien d’identité dont il est question au vu des amalgames et confusions apparaissant dans les discours politiques et médiatiques, qui mobilisent des « valeurs » symboliques de l’identité française (comme la laïcité, qui se trouve revisitée pour la voir menacée).En effet, on y parle tout aussi bien des « migrants » (à Calais, ou suite aux départs récents d’Afghanistan, ou des arrivées par bateaux), des « banlieues » ou « quartiers » soulevant l’éternelle question de l’intégration, des immigrés ou étrangers (et notamment pour parler de leur emploi irrégulier ou de leur absence d’emploi) et des musulmans (question du voile, question du « séparatisme », question du terrorisme) – tout ceci pointant des problèmes et associant à des menaces.

Libé : Un mot sur la place des médias dans cette thématique
L’évolution des médias ces dernières années joue un rôle indéniable dans la montée des angoisses et la mise en valeur des discours les plus clivants. Les chaînes d’information en continu avec peu de contenu, où les sujets sont traités de manière superficielle et facile ; les journalistes étant poussés à produire vite sans avoir le temps de creuser les questions ni être en mesure de déconstruire les discours politiques; la succession d’« experts » parlant de tout sans peu d’analyse distancée ; la recherche d’intervenants faisant le « buzz » et la mise en valeur de personnages comme Zemmour dont le poids dans le débat est créé de toutes pièces par ces médias (écrits comme audio et audiovisuels). 



 


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